Niland, Sud-Est de la Californie. La chaleur et l’odeur d’ammoniaque provenant des cadavres de poissons sont difficilement supportables. Je suis dans le Sud-Est de la Californie, au pied de «Salvation Mountain», un amas de déchets recouvert d’argile et peinturluré de slogans et de références bibliques. Juste à côté, le plus grand lac de Californie agonise en silence. Le «Salton Sea» est pollué, salinisé, abandonné. Une ambiance d’apocalypse. En repartant à bord de ma Dodge, je me demande si la Californie, cette région où se mêlent Disneyland et les visions apocalyptiques du «Jour d’après», est vraiment le pays promis qui montrera la voie à l’Occident.
En route, Los Angeles. Depuis près de deux heures, je suis bloqué sur l’autoroute du centre-ville. Dix voies en parallèle, tout est engorgé, même la voie de dépassement réservée au covoiturage écologique. Aller d’Echo Park à Topanga Canyon me prendrait cinq heures en transports publics. Les réseaux de trains régionaux et de bus sont insu!sants, et la dégradation des "nances de la ville contribue à les réduire encore davantage. Los Angeles est le fer de lance du monde occidental. Entre Disneyland et Hollywood s’étend une agglomération de 12,8 millions d’habitants, un des principaux pôles économiques de la planète.
La Californie est la dixième économie au monde et la première des Etats-Unis. On a longtemps pensé que l’avenir écologique des Etats-Unis ne pourrait venir que de la Californie et de ses entreprises. La ruée vers l’or, Berkeley et ses manifestations, Davis la ville écologique modèle, mais aussi HP, Google ou l’iPad sont immédiatement associés au nom de cette région. Et 34 des 100 principales entreprises de technologie propre sont basées en Californie.
La Californie est aussi le berceau de quelques-uns des principaux bouleversements que le monde occidental a traversés ces dernières décennies: la Haight Street de San Francisco est le symbole de la génération hippie; Apple a changé notre quotidien et l’Etat a une législation environnementale parmi les plus sévères au monde.
En Californie, même l’ancien gouverneur Arnold Schwarzenegger est devenu un écologiste convaincu. En juillet 2006, il surprend tout le monde en proposant d’introduire un o!ce de protection du climat et en élaborant un plan d’action contre le réchau#ement de la planète. Le 27 septembre 2006, il signe la loi environnementale la plus stricte que la nation n’ait jamais vue.
Mais au terme de son mandat, les "nances publiques sont à sec et les crises se succèdent. Peut-on encore espérer une révolution verte venant de Californie?
Au début de l’automne 2011, des pans entiers du secteur de l’énergie verte s’e#ondrent. La bulle verte éclate avec la faillite de Solyndra, un fabricant de cellules solaires qui engloutit 500 millions de dollars de subventions dans sa chute. L’a#aire devient un problème pour la campagne électorale de Barack Obama. L’économie verte venait à peine de s’a!rmer et voilà qu’elle implose.
La plupart des grands projets ne se sont pas réalisés. Selon une étude de la Brookings Institution, la Californie ne comptait que 320 000 emplois dans le secteur de l’écologie à la mi-2011, dont un peu moins de 90 000 pour la zone de Los Angeles. Et alors que l’économie américaine a progressé de 4,2% par année depuis 2003, la croissance du secteur vert s’est limitée à 3,4% en moyenne.
Le smog m’obstrue les poumons. Ramona Gonzalez m’attend depuis une heure. Cette musicienne de 27 ans incarne la génération bohémienne des quartiers d’Echo Park et de Silver Lake. Son nom de scène est Nite Jewel, ses productions entreraient dans la rubrique «Urban» sous iTunes Radio.
Après des études de philosophie, la "lle de L.A. a récemment quitté la ville pour se «mettre au vert». Partant de la route côtière en direction de Malibu, on bifurque vers Topanga Canyon et s’enfonce dans une vallée de plus en plus verte.
Jouxtant Los Angeles, la région offre un refuge à ceux qui veulent échapper à la ville sans se couper de tout. On y trouve aussi bien des artistes que des hommes d’affaires.
Neil Young, la rockstar qui voulait changer le monde avec son véhicule électrique Lincvolt, est un ancien habitant.
Au restaurant Froggy’s, les magazines gratuits portent des titres comme Réveil à la nature. Ramona a!rme s’y sentir plus heureuse, plus légère, moins soucieuse qu’en ville. Le lieu est propice aux randonnées.
«Vivre ici, c’est un luxe, dit-elle. On n’est pas confronté à la destruction de la planète. La seule chose qui unit les habitants est le respect mutuel: vivre et laisser vivre. La nature, c’est pour les solitaires.»
Ramona nous parle d’une de ses chansons Unearthy Delights: «Il y est question du hasard de la nature, de son arbitraire, de son chaos. La vraie nature, pas celle que l’on voit dans les parcs publics, ne se soucie pas des êtres humains.» Elle enchaîne: «Ici à Topanga, je consomme la nature. Je ne lutte plus pour la protection de l’environnement. Il y a moins de gens qui m’inspirent de la haine en détruisant notre planète. Je m’occupe
moins des autres. Cela me permet de penser à moi-même et de me concentrer sur ma musique.»
Tandis que certains se regroupent dans de petites communes nostalgiques comme Arcata, la Mecque de la protection des arbres dans le Nord de la Californie, Nite Jewel a trouvé à Topanga le cadre idyllique pour pratiquer un mode de vie écologique qui lui est propre, dénué de tout romantisme, proche de la nature, sans être particulièrement responsable.
Entre Los Angeles, la ville visionnaire, et San Francisco, le paradis de l’innovation, la nature reprend ses droits. Au volant de ma Dodge, je me dirige vers le nord. La Highway One longe la côte, l’Océan n’est parfois plus qu’à une dizaine de mètres. Je suis les méandres et les montées de l’autoroute jusqu’à Big Sur, avec ses collines boisées aux falaises abruptes. Pour les Californiens, l’expérience de la nature passe par la voiture.
A deux heures de route de Los Angeles, vous pouvez observer des otaries sur le sable ou traverser des forêts de séquoias géants.
C’est à Big Sur que vécut l’écrivain Henry Miller dès 1942 et qu’il rédigea sa critique de la société américaine: Le cauchemar climatisé. Se réfugier dans la nature fait partie de la culture californienne.
C’est là qu’ont pris naissance les premières tentatives d’ancrer l’écologie dans le quotidien. Davis, ville universitaire près de Sacramento, est le paradis de la bicyclette. Alors que les Etats-Unis commençaient tout juste de combattre la ségrégation raciale dans les années 1960, émergeait à Davis un mouvement luttant contre le symbole de la vie américaine, la voiture. Dès 1966, les écologistes imposèrent au conseil municipal une politique favorable au vélo et Davis devint le modèle mondial de la politique urbaine verte.
A l’est de San Francisco, la ville universitaire de Berkeley a l’esprit écolo. Cette région de la Bay Area est le paradis des start-up qui y bénéficient d’importants soutiens.
Le site «The Hub» offre des infrastructures de travail à louer. Une fois l’entreprise lancée, l’accélérateur «50 Startups» est là pour la faire décoller en o#rant un appui en termes de conseil et de "nancement. A l’étape suivante, les «incubateurs» font le lien entre jeunes pousses et mentors. C’est ainsi que les futurs Google, Apple et autres Facebook peuvent germer: une véritable serre économique.
Et l’impact social est dorénavant reconnu comme un investissement. Socap11 est le salon des entreprises et des investisseurs défendant des visions écologiques et sociales. L’événement a lieu à Fort Mason, une caserne désaffectée de la baie de San Francisco. Il réunit des hommes en costume-cravate comme des étudiants en baskets provenant de plus de 50 pays. Les ateliers ont par exemple pour thème: «Création d’entreprises en changement: la perspective écologique 3.0». Eric Schmidt, administrateur de Google, est présent, tout comme la Fondation Bill Gates ou Forbes Magazine.
Myshkin Ingawale, 29 ans, est venu de Bombay pour présenter son invention: un test sanguin électronique bon marché conçu pour le corps médical indien. Il cherche un investissement de 300$000 dollars, qu’il pourrait bien trouver ici, car il a été invité au salon par le Unreasonable Institute, favori de l’événement.
Créé il y a seulement deux ans, cet institut ne soutient que les entreprises capables d’améliorer la vie d’«au moins un million de personnes». Les candidats doivent réussir un «camp d’apprentissage» de six semaines leur permettant de se perfectionner en communication, recrutement de personnel et création de bénéfices.
L’institut tisse un réseau choisi d’investisseurs, de mentors et de jeunes entreprises.
«Quand nous avons voulu créer une entreprise sociale, nous nous sommes heurtés aux obstacles typiques de la phase de lancement», explique Teju Ravilochan, 24 ans, cofondateur de l’institut.
«Nous avons compris qu’il n’y avait pas d’argent pour ces entreprises au départ: pour accéder aux crédits, il faut des gens qui vous font con"ance. C’est pourquoi nous tissons un réseau au service des entreprises. Nos camps réunissent 25 jeunes entrepreneurs et leurs mentors dans une maison. Le jeune fondateur de start-up se brosse les dents à côté d’un grand directeur de Hewlett Packard! Et la journée se passe dans des ateliers ou au travail.»
C’est ainsi que se créent des liens de confiance pour la vie. Unreasonable Institute annonce ses camps dans plus de 70 pays. Les participants ne viennent presque jamais d’Europe, un tiers sont originaires des USA. «Beaucoup viennent d’Inde, récemment du Kenya et de l’Ouganda, relate le jeune vice-président. Pour nous, le critère décisif est la capacité du projet à prendre de l’ampleur.»
La taille, l’optimisme et les perspectives mondiales sont les atouts de l’institut.
«La Silicon Valley, c’est une façon particulière de pratiquer l’économie, fondée sur des réseaux étroits et une vision égalitaire», écrit Margaret O’Mara, spécialiste en histoire économique. Depuis l’époque de la ruée vers l’or, la capacité à prendre des risques s’allie ici aux talents venus du monde entier. Les villes de Boulder au Colorado et d’Austin au Texas travaillent sur de nouveaux modèles d’affaires et tentent de surpasser la Silicon Valley pour devenir la nouvelle Mecque de l’écologie.
Pour le professeur Michael Porter, l’entreprise réellement au service du monde est celle qui crée une «valeur partagée» (shared value), ce qui ne l’empêche pas de générer des bénéfices conséquents.
Peu avant le pont d’Oakland Bay, j’aperçois un marché paysan. Les fruits de bonne qualité sont rares en Californie. Les supermarchés ne vendent pratiquement que de la marchandise industrielle: calibrée, énorme, fade. Tout le contraire ici. Fréquenté par la classe moyenne écologiste de San Francisco, ce marché paysan sent bon les mets fraîchement cuisinés. La famille Bariani y vend son huile d’olive produite en Californie. La clientèle est invitée à goûter la saveur des fruits.
Jennifer, 21 ans, explique le sens des a!chettes qui garnissent les stands. «Cela fait 50 ans que nous ne faisons pas attention à ce que nous mangeons, au point de trouver normal que la nourriture sorte des usines. Puis nous sommes tous tombés malades et nous devons aujourd’hui réapprendre ce que manger veut dire.»
En 2007, les coûts du diabète s’élevaient à 174 milliards de dollars aux Etats-Unis. Près de 30% des plus de 65 ans ont développé la maladie. Des centaines d’organisations s’engagent pour un vrai changement, qui semble déjà à l’oeuvre en Californie. Les grands chefs deviennent des célébrités. Les restaurants végétaliens foisonnent.
Même les «taco trucks», les buvettes itinérantes, misent sur l’alimentation de qualité et biologique.
L’alimentation est une piste intéressante pour créer un lien entre les populations urbaines de Californie et la nature. D’abord, il y a l’expérience du goût, suivie de la conscience écologique. «Faire l’expérience du goût, se relier au rythme de la nature», dit le tract distribué par Jennifer. Point 4: «Protéger l’environnement». Une démarche logique, dès lors que l’on comprend d’où vient ce que l’on mange.
Je quitte la Bay Area, le lieu rêvé des accros à la technique qui veulent lancer leur entreprise. De retour à Los Angeles, plutôt source de style de vie, je rencontre James Ferraro, un musicien de 26 ans, qui fait ses achats. Nous sommes au Whole Foods, à Santa Monica, un supermarché vert très prisé, à l’ambiance de dé"lé de mode.
«Whole Foods est un phénomène social», me dit James. Il vientde sortir un disque sur le mode de vie écolo à l’ère digitale. «Cela fonctionne comme Apple, comme toute autre chose en Californie. Le produit véhicule des valeurs symboliques. Whole Foods vend le sentiment de faire partie d’un mouvement populaire.»
En ces temps de monnaies virtuelles, le naturel devient une marchandise.
«Local» est un slogan qui désigne le lien avec la campagne. La consommation de denrées locales crée une communauté, explique une serveuse du restaurant précisément baptisé le «Local». Amelia est la bouchère préférée du lieu: «Nous achetons notre viande chez un seul fermier. La bête abattue est transportée au restaurant sous les yeux de la clientèle. La viande est dépecée, vous assistez à tout le processus.» Elle ne croit pas aux labels biologiques, mais plutôt à une économie «post-bio» basée sur les rapports de confiance.
Le besoin de nature est tellement fort que les branchés de Los Angeles vont désherber les jardins potagers communautaires urbains à la sortie de leur séance de yoga.
Plus à l’est, à 20 minutes de route, les boîtes aux lettres des maisons portent des noms espagnols. Au centre communautaire VELA, Reanne Estrada se bat pour apprendre l’alimentation saine à une poignée d’adolescents latinos. 40% des habitants de la ville sont originaires d’Amérique latine.
Parmi eux, le diabète touche même les jeunes. «Ma mère ne peut pas se payer une voiture. Pour acheter des
fruits frais, le déplacement lui prendrait des heures. Quand je suis à l’école et que j’ai faim, je n’ai pas le temps d’acheter des légumes. De toute façon, on n’en trouve pas», relate Jocelyne, 17 ans.
Le problème des «déserts alimentaires» devient tangible. Dans le quartier, il y a surtout des fast-foods et des magasins d’alcool. Le projet de Reanne s’appelle «Market Makeovers». Il vise à informer la population pour créer une demande de produits frais. Il s’agit aussi de convaincre les magasins du quartier de proposer ces
produits. Ici, la révolution verte semble encore illusoire. Et pourtant.
«La Californie est le centre mondial de l’innovation technologique: on ne compte plus les inventions dans le domaine des technologies propres. C’est ici et maintenant que cela se passe», dit Jason Matlof, de la société de capital-risque Battery. «Les technologies propres poursuivent leur envol. C’est le troisième champ d’investissement après les médias électroniques et le cloud computing.»
Le futurologue Jamais Cascio, 45 ans, passe pour le prophète de la technologie verte. Il voit sa région comme un champ expérimental: «Los Angeles est l’univers en petit. Ce qui réussit ici peut réussir partout.» Selon lui, c’est la politique de subventions de la Chine qui a détruit l’industrie californienne des cellules solaires. Mais il ne perd pas espoir et travaille sur un nouveau livre qui s’intitule A New Kind of Eden.
Il y développe trois scénarios pour un avenir vert en Californie:
- Indiscutablement vert: le modèle californien du développement vert ne fonctionnera que si l’économie connaît une relance et si la population et la politique continuent d’orienter l’économie locale sur la voie écologique.
- Vert sous contrainte: si l’économie continue de stagner et si la Californie se tourne vers des infrastructures bon marché, c’està-dire les importations chinoises, la région deviendra néanmoins plus écologique, car la Chine mise à fond sur les technologies vertes.
- Vert par dépassement: malgré le déclin économique, la Californie prend son élan et devance ses concurrents par un effort de volonté. La nécessité de renouveler les infrastructures est perçue comme une chance pour la conversion écologique. La Californie reste à la pointe du progrès.
Pour Jamais Cascio, la capacité californienne à se réinventer en permanence est le principal atout sur la voie écologique: «La Californie, c’est l’évolution par excellence.»
Pour la première fois, je prends un train en Californie. Publicité en bordure de la voie ferrée: Agrifuture présente un robot qui s’occupe d’un jardin plein d’énormes fruits. Coïncidence, les jardins communautaires robotisés sont justement l’une des visions écologiques de Jamais Cascio.
Ici à Disneyland, Tarzan vit sur un arbre en plastique. Mickey, symbole du citoyen américain moyen, possède un poulailler, tout comme les pionniers d’Echo Park. Et le train à grande vitesse roule déjà à Disneyland, alors qu’il est tant attendu dans la réalité, le projet approuvé depuis des années restant toujours lettre morte. Le métro aérien est presque vide. Sous les voies, les gens font la queue pour visiter Autopia, attraction sponsorisée par Chevron. Les rires des enfants fusent
des auto-tamponneuses dotées de vrais réservoirs à essence. A Tomorrowland, je me construis mon avenir virtuel durable sur un écran tactile, avant d’assister à la démonstration d’un véhicule équipé d’un bouton vert qui permet de passer au mode de fonctionnement écologique.